L'artisan aimé de Dieu

« Dieu aime le serviteur croyant qui exerce un métier » (Hadith)

     Il serait injuste de décrire l'empreinte que l'art a conférée au monde de l'islam sans mentionner ceux qui, dans l'anonymat et l'effacement qui sont le propre des « pauvres en Dieu », ont le plus contribué à façonner de leurs mains cet univers. Ces artisans, dont les échoppes toujours accueillantes restent souvent ouvertes tard dans la nuit, je les ai trouvés partout semblables, de l'Extrême-Orient à l'Etrême-Occident de l'islam : humbles et honnêtes, intelligents et pieux, conscients des valeurs dont ils sont les dépositaires et que, dans des conditions souvent ingrates, ils s'efforcent de maintenir vivantes.

     Selon la parole du Prophète qui a déjà été citée : « Dieu aime, lorsque l'un de vous entreprend une chose, qu'il la fasse parfaitement » (an yutqinahu). Itqân, la recherche de la perfection – même si chaque artisan sait fort bien que la perfection véritable n'appartient qu'à Dieu – va de pair avec ihsân, le comportement vertueux, qui traduit un degré plus ou moins grand de proximité avec le Divin.

     Les liens étroits qui existent entre l'exercice des métiers de l'artisanat et le chemin de la vie droite – le sirât al-mustaqîm fréquemment mentionné dans le Coran – ressortent également du fait que, selon une ancienne tradition, la plupart des métiers ont été à l'origine enseignés aux hommes par des prophètes. C'est ainsi que l'art du tissage remonte à Shîts (Seth), l'un des plus anciens prophètes, l'art du charpentier à Seyidnâ Nûh (Noé), à qui Dieu a inspiré la façon de construire l'Arche, etc. Le souvenir de ces saints instructeurs est resté vivant dans les cérémonies d'initiation et certains autres rituels accomplis par les guildes et les confréries d'artisans du monde islamique jusqu'à une époque très récente.

     Nombreux sont les artisans qui ont compté parmi les grands maîtres de la science religieuse et de la voie mystique. Tel a été le cas, durant notre siècle, du Shaykh Ahmad al-'Alawî de Mostaghanem, décédé en 1934. Cordonnier de son état, il atteignit un état de sainteté qui attira vers sa zaouïa des milliers de disciples venus de toutes les parties du monde islamique et même de pays européens*. Il désigna pour être son lieutenant – khalîfa – au Proche-Orient Muhammad al-Hâshimî al-Tilimsânî dont j'ai eu le privilège de pouvoir suivre l'enseignement à Damas, ville où il avait émigré venant d'Algérie et où il est mort en 1961. Il avait été formé comme tailleur, métier qu'il exerça jusqu'au moment où ses fonctions de 'âlim – il enseignait le droit coranique et la théologie à la Grande Mosquée omeyyade, et, en privé, le soufisme – occupèrent la totalité de son temps. Lui aussi était un homme d'une haute spiritualité et d'une intense ferveur dans l'accomplissement de ses devoirs vis-à-vis de Dieu et des hommes.

– Jean-Louis Michon,
Lumières d'Islam,
Archè 1994.











* Une monographie lui a été consacrée par Martin Lings: Un Saint musulman du XXe siècle, le Cheikh Ahmad al-'Alawi, paris 1982.