Le message de l'art islamique


Lis, au Nom de ton Seigneur qui a crée, 
qui a crée l'homme d'un caillot de sang. 
Lis ! Par ton Seigneur qui est le plus généreux, 
Lui qui a instruit l'homme au moyen du calame, 
qui a fait connaître à l'homme ce qu'il ne connaissait pas. 
(Coran XCVI, 1-5)

     L'ordre qui fut lancé au Prophète Muhammad par l'Archange Gabriel il y a 14 siècles, en 612 de l'ère chrétienne et dix années avant le début de l'Hégire, pour lui enjoindre de lire à haute voix, de proclamer le Message divin est bien à sa place au début d'un exposé qui a pour sujet l'art de l'islam.

     Et ceci non pas seulement parce que ces versets du Coran ont été les premiers révélés et qu'ils ont ainsi marqué le début de la grande aventure de l'islam, mais également pour des raisons plus spécifiques ; parce que, avec ces premières paroles du Livre sacré, avec ce qu'elles disent et avec la forme dans laquelle elles le disent, déjà l'art de l'islam est présent. Ces paroles, telles que prononcées en arabe, ont une résonance bien précise, une force intrinsèque qui est liée, entre autres, au sens principiel des racines trilitères et aux allitérations, aux permutations de lettres qui interviennent entre ces différentes racines : KhLQ – créer et 'LQ – le caillot ; QR' – lire et QLM – le calame, l'instrument par lequel Dieu se communique à l'homme ; 'LM – connaître, savoir et, de nouveau, QLM, le calame.

     En bref, le Coran, qui comme son nom l'indique est la lecture, la « récitation » par excellence, faite pour être entendue, mémorisée et répétée à tout jamais comporte dans sa forme auditive la racine du premier art de l'islam, qui est la psalmodie. Et puisque les paroles de la Révélation sont réunies dans un livre et qu'elles sont composées de lettres, nous avons déjà en puissance le deuxième art majeur de l'islam, qui est la calligraphie, art que l'homme porte en lui, en quelques sorte, dès le début de la Révélation puisque Dieu a instruit l'homme « au moyen du calame », qui est le roseau, le symbole de l'intellect premier et qui, trempé dans l'encre du Savoir divin, trace les signes sacrés par lesquels l'être humain accède à la connaissance.

     Psalmodie, art qui porte le son des versets du Coran et les module dans le temps ; calligraphie, art qui transcrit visuellement les vocables et les fixe dans l'espace, … avec ces deux modes d'expression, nous nous trouvons à la source même de l'art musulman, source à laquelle, à travers les siècles, les artistes de l'islam ne cesseront jamais de puiser leur inspiration.

     En général, les spécialistes de l'art islamique l'abordent sous un angle à la fois chronologique et géographique ; ils en décrivent l'évolution dans le temps, en analysent les emprunts et les apports originaux, montrent la spécificité des œuvres réalisées aux diverses époques, dans les diverses régions du monde islamique et dans les diverses branches de la création artistique : l'architecture, la musique, les arts décoratifs et industriels. Une telle approche ne peut évidemment pas s'appliquer dans le cadre d'un exposé qui se veut concis, où elle ne pourrait donner lieu qu'à des énumérations fastidieuses et forcément très incomplètes de lieux, d'oeuvres et de mécènes. En outre, son caractère analytique ne lui permettrait guère de faire ressortir les caractéristiques et les valeurs permanentes de l'art islamique, celles qui le rendent partout et toujours identique à lui-même et lui confèrent son incontestable originalité.

     Aussi est-il proposé ici de considérer l'art islamique d'un point de vue qui n'est ni historique ni descriptif, mais qui se fonde sur ce que l'on peut appeler l' « univers spirituel » de l'islam. Cet univers n'est sans doute pas propre aux artistes ; il est celui de chaque musulman, celui du message révélé. Mais dès lors que l'artiste intervient, les idéaux qu'il porte en lui se transfèrent dans des formes sensibles qui deviennent le bien commun de la communauté. D'où la nécessité de connaître la signification de ces idéaux si l'on veut pouvoir mieux lire et comprendre le langage dans lequel ils sont transcrits.


1 - L'art, partie intégrante de la vie musulmane

     Dans le Coran, Dieu dit en parlant des hommes : « Je ne les ai crées que pour qu'ils M'adorent » (LI, 57). Ailleurs, il est dit que « Rien n'est plus grand que le souvenir de Dieu ! » (XXIX, 45). En conséquence, la vraie raison d'être de l'homme est d'adorer Dieu, ce qui implique que toute la vie humaine doit être un acte de dévotion et de remémoration vis-à-vis de son Auteur.

     L'idée du souvenir, de la remémoration – dhikr, tadhkîr – est fondamentale dans l'islam. Le Coran est appelé dhikr Allâh, remémoration de Dieu, et dhikr Allâh est aussi un des noms donnés au Prophète Muhammad, non seulement parce qu'il a été le dépositaire et le transmetteur du Coran, mais aussi parce que son comportement, ses paroles et ses enseignements – tout ce qui compose la Sounna, la Tradition prophétique – montrent à quel point Muhammad savait se souvenir de son Seigneur et, par ce souvenir constant, était proche de Lui.

     Cette préoccupation, cette obsession pourrait-on même dire, du rappel, du souvenir de Dieu n'est pas seulement un facteur de perfectionnement individuel. Elle est aussi un ferment stimulateur de la vie sociale et du développement artistique. Pour se souvenir de Dieu souvent, beaucoup, comme el demande avec insistance le Coran, il faut en effet que les membres de la Communauté musulmane sachent s'entourer à tous les instants de leur existence – et non pas seulement au moment des prières rituelles – d'une ambiance favorable à ce souvenir. Ce devra être une ambiance belle et sereine dans laquelle les êtres humains que l'on rencontrera de même que toutes les choses, naturelles ou artificielles, sur lesquelles se posera le regard pourront être des occasions et des supports pour le dhikr.

     Pour ce qui est du milieu humain et social, une telle ambiance est réalisée par la pratique de la shari'a, la Loi religieuse révélée qui contient les prescriptions auxquelles tous sont tenus de se conformer. Grâce à cette Loi, dont on connaît les cinq piliers essentiels, il se tisse au sein de la collectivité, la Umma, un réseau de comportements sacralisés, tant individuels que collectifs.

     Quand à l'empreinte à donner au cadre matériel pour qu'il devienne, lui aussi, un miroir du monde spirituel, c'est là, précisément, le domaine de l'art. La fonction de l'artiste consiste à traduire en langage sensoriel les idéaux de l'islam, notamment en les transposant en formes et en motifs qui s'inscriront dans les structures et sur les décors des sanctuaires et des palais comme sur les ustensiles domestiques les plus humbles. « Dieu est beau ; Il aime la beauté » (Allâh jamîlun yuhibbu al-jamâl) dit un hadith qui peut être regardé comme le fondement doctrinal de l'esthétique musulmane.

     Selon la perspective de l'islam, qui souligne la suprématie absolue des droits du Créateur sur ceux de la créature, la créativité artistique n'est rien d'autre qu'une prédisposition (isti'dâd) que Dieu a mise en l'homme pour l'aider à marcher sur le sentier qui ramène à Lui. L'artiste n'est donc qu'un serviteur de Dieu parmi d'autres ; il n'appartient à aucune catégorie exceptionnelle ; pour jouer au mieux son rôle parmi la collectivité, il lui faut même devenir, par effacement et service désintéressé, un interprète aussi transparent que possible de la Tradition qu'il porte en lui. D'où la relation qui a toujours existé, chez les artisans musulmans, entre la pratique des vertus et l'excellence du travail professionnel. « Dieu aime, lorsque l'un de vous entreprend une chose, qu'il la fasse parfaitement », avait recommandé le Prophète. Et l'on peut affirmer que ce conseil a été suivi à la lettre, en particulier par les artisans des guildes et confréries de toute l'époque classique pour qui le pacte artisanal était un code d'honneur professionnel unanimement respecté.

     Une autre caractéristique de la créativité artistique en islam est qu'elle ne s’exerce jamais « gratuitement » ; entendons par là qu'elle répond toujours à une finalité précise. L'art musulman n'a jamais connu, comme l'Occident moderne, la distinction entre un art dit « pur », ou « art pour l'art », et un art utilitaire ou appliqué, le premier visant uniquement à provoquer une émotion esthétique et le second se proposant de répondre à quelque besoin. En fait, l'art islamique est toujours « fonctionnel », c'est-à-dire utile, que son utilité soit directement d'ordre spirituel – comme celle des versets coraniques gravés au fronton d'un mausolée ou brodés sur le voile qui couvre la Kaaba, à la Mecque -, ou que cette utilité s'exerce sur plusieurs plans à la fois, comme celle d'un chandelier ou d'un bassin de bronze incrustés d'arabesques.

     S'il m'arrive ici d'employer indifféremment les termes « artiste » et « artisan » pour désigner ceux qui donnent à l'islam son expression artistique, c'est que, en arabe classique, il n'existe qu'un seul mot pour désigner celui qui œuvre de ses mains : c'est le sâni', l'ouvrier, l'artisan, celui qui exerce un métier, sinâ'a pour lequel il a dû faire l'apprentissage d'une technique, d'un « art » au sens que le Moyen-Âge donnait à ce mot et qui, en arabe, se dit fann, avec la même acception médiéval. Cette acception, on la trouve exprimée, notamment, dans l'adage : ars sine scientia nihil, « la technique sans la connaissance », c'est-à-dire sans la sagesse, « n'est que néant » - adage que les artisans musulmans auraient pu faire leur et dont, soit dit en passant, nos technocrates modernes pourraient tirer profit... Donc, l'artiste tel que nous le connaissons aujour'dhui, avec sa recherche d'une expression individuelle, son caractère assez marginal par rapport au milieu social, cet artiste-là n'existe pas dans la société musulmane traditionnelle – celle dont il est question ici -, et c'est pourquoi l'emploi de l'un ou l'autre terme : « artiste » ou « artisan » ne devrait pas prêter ici à malentendu.

     Il existe, c'est certain, des professions artisanales qui, par leur nature, ne donnent pas lieu à une véritable production artistique. Des activités comme le tannage des peaux, le cardage ou la teinture de la laine, ne peuvent cependant pas être détachées de la chaîne de production dont elle forment un maillon et dont le produit final – une selle d'apparat ou un tapis – sera une œuvre d'art. D'autre part, maints éléments artistiques, par exemple des chants de travail, des emblèmes et des costumes spéciaux portés à l'occasion des fêtes de la corporation, ont presque invariablement associés à la pratique des métiers traditionnels et constituent un apport non négligeable à la vie culturelle de la société musulmane.

     En résumé, deux traits essentiels caractérisent la productivité artistique de l'islam. Premièrement : du point de vue spirituel et éthique, elle dérive essentiellement du Message coranique dont elle vise à traduire les valeurs sur le plan formel. Deuxièmement : du point de vue technique, elle repose sur le transmission, de père en fils ou de maître à apprenti, de règles et de processus pratiquement immuables. Une telle transmission n'implique aucunement la stagnation et la simple répétition de modèles antérieurs. A bien des époques, au contraire, elle a assuré aux artistes une constante source d'inspiration et une stabilité sur le plan des techniques qui ont favorisé la réalisation de chef-d'oeuvre très nombreux et nullement répétitifs. Si, dans d'autres circonstances, des formules anciennes se sont quelque peu épuisées à force d'être reproduites, il faut chercher ailleurs que dans ces formules mêmes la cause de cette décadence.

     [ à suivre, s'il plaît à Dieu - إن شاء الله ]